A ceux qui sont tiraillés entre leurs visions idéales et les contraintes du monde réel, le philosophe Michel Lacroix promet, dans Avoir un idéal, est-ce bien raisonnable ?, qu’il est possible de vivre réconciliés. Un message qui donne envie d’essayer.
Isabelle Taubes – http://www.psychologies.com/
Psychologies : Pourquoi restez-vous idéaliste ?
Michel Lacroix : Je pense que rien de grand ne peut se faire sans idéal. Il permet une intensité de vie, d’action, impossible sans lui. Cette façon de s’ancrer dans le monde tout en ayant la tête ailleurs, dans l’univers de la pensée, c’est, à mon sens, ce qui fait la grandeur et la liberté de l’homme.
Si nous arrivons à maintenir cette double vision de l’existant, sans nous détourner du réel – le grand problème de l’idéalisme traditionnel – ni sombrer dans un matérialisme à courte vue, nous disposerons d’un merveilleux instrument pour jouir de la réalité et la changer peu à peu, conformément à notre idéal.
Vous êtes donc d’accord avec notre sondage : il faut être idéaliste pour vivre bien?
Oui, à condition de rester vigilant, de ne pas idéaliser l’idéalisme. Si, par exemple, je deviens obsessionnel de la performance et de la maîtrise – être toujours d’attaque, maître de mes émotions, jeune, séduisant, musclé, être un parent parfait ayant des enfants parfaits –, je vais forcément entrer dans un processus de mal-être, de dépréciation de moi-même.
Il me faut aussi me déprendre des idées d’engagement total, de sacrifice, prônées par les idéaux fanatiques. Avec le nazisme, le fascisme, le stalinisme, le XXe siècle a révélé leurs effets pervers et destructeurs. A l’inverse de ce que l’on prétend, le siècle dernier ne se caractérise pas par son matérialisme, son surinvestissement de l’économique, mais par l’emballement de l’idéalisme. C’est le siècle où l’idéalisme est devenu fou.
Comment expliquez-vous que nos idéaux les plus généreux –de fraternité, d’égalité, de justice – puissent se transformer en instruments de terreur ?
Comment expliquez-vous que nos idéaux les plus généreux –de fraternité, d’égalité, de justice – puissent se transformer en instruments de terreur ?
Pensez-vous vraiment que nous avons évolué ?
J’en suis persuadé. La psychologie nous apprend à nous méfier du « tout ou rien », des exigences excessives vis-à-vis de soi-même et des autres. Surtout, les emballements du siècle dernier nous ont enseigné la modération et les vertus de l’action au jour le jour. Nous en avons tiré des leçons de sagesse qui nous mettent en alerte face aux nouveaux idéalismes religieux intégristes.
Quand on interroge les individus aujourd’hui, on s’aperçoit qu’un grand nombre d’entre eux se réclament de l’idéalisme, tout en se méfiant des idéaux irréalistes susceptibles d’entraîner la société dans un changement incontrôlé ou, à l’inverse, de rester sans effet tant ils sont chimériques. Ils se font un devoir d’être à la fois idéalistes et pragmatiques. Je pense à tous ces gens engagés dans l’humanitaire, dans des associations de bénévoles, des mouvements de protection de l’enfance, ne serait-ce que quelques heures par semaine. Ils mettent en pratique un idéalisme équilibré.
Votre sondage confirme cette idée. L’idéalisme d’aujourd’hui se veut pragmatique. Il privilégie des idéaux intimes qui ont pour objectif une coexistence plus harmonieuse avec les autres. Nous sommes loin de l’exaltation des grandes idées, du culte de la personnalité des chefs.
Ne trouvez-vous pas les idéaux actuels, tels qu’ils sont révélés par notre sondage, un peu trop terre à terre ?
Je trouve très bien que tant de gens mettent leur idéal au service de la construction de quelque chose de beau en famille, autour des enfants [pour rappel, 34 % des sondés, ndlr]. La famille opère une synthèse entre l’individu et la société. C’est le premier lieu de socialisation. C’est aussi le lieu d’où jaillissent les premières souffrances, les premières névroses.
Que tant de gens veuillent y insuffler de la tendresse, du respect, de l’équité, me réjouit. D’accord, cela peut manquer d’ambition, mais cet idéal-là me semble bien préférable à tous ceux qui exigent de nous une abnégation totale, un renoncement à nous-mêmes.
Ne pensez-vous pas qu’un idéalisme plus radical est parfois nécessaire ? Serions-nous dans cette salle à disserter sur l’idéal si les sans-culottes n’avaient pas coupé la tête de Louis XVI ?
Cette question est au centre de la philosophie de l’histoire d’Hegel. Je ne suis pas d’accord avec cette vision des choses. Je ne crois pas que la folie des hommes, la démesure, puisse entraîner du positif. En tout cas, aujourd’hui, la sagesse est de reconnaître que les idéaux de liberté, d’égalité, de fraternité, de justice, qui ont inspiré la Révolution française, sont maintenant en grande partie incarnés dans nos institutions : nul besoin de violence pour les promouvoir.
Beaucoup d’entre nous souhaitent un monde plus juste, mais ne parviennent pas à agir concrètement. Comment expliquez-vous cette incapacité à aller de l’avant ?
En fait, deux stratégies s’offrent à l’idéaliste : rêver, pour continuer à vivre dans l’idéalité et nourrir son imaginaire, ou agir, afin d’élever le réel au niveau de l’idéal. Mais l’idéalisme donne souvent plus envie de rêver que d’agir concrètement. Que puis-je faire pour me décider à agir ?
Peut-être prendre conscience que mon idéal s’épanouira mieux si, au lieu d’être rêvé dans la solitude, il est partagé avec les autres. Au contact de mes semblables, il me sera plus facile de m’engager dans l’action.
Comment peut-il exister un idéalisme raisonnable dans le domaine amoureux ?
Il est vrai qu’amour et raison paraissent en contradiction. L’amour suscite presque automatiquement une attitude idéaliste. Mais je pense que par un effort de lucidité, un travail intérieur, nous pouvons remettre en cause ces stéréotypes de l’homme idéal, de la femme parfaite, de la relation éternelle.
C’est d’ailleurs nécessaire à la concrétisation de l’histoire : enfermé dans une idéalisation chimérique, le partenaire a la désagréable sensation d’être pris pour un autre. Je crois qu’il existe une sorte de sagesse de l’amour qui nous incite à rester sur terre justement pour préserver la relation. En privilégiant les moments passés ensemble, les projets communs, au lieu de fantasmer un lien pur et idéal sans fausse note. En renonçant à l’absolu tout en préservant l’admiration et l’enthousiasme nécessaires pour bâtir quelque chose de beau avec son partenaire.
Vous citez le philosophe danois Soren Kierkegaard, qui quitte sa fiancée pour sauvegarder sa vision idéale du mariage. N’est-on pas, ici, davantage dans la pathologie que dans la philosophie ?
Tout à fait. Il ne doute pas de son amour pour Régine Olsen, ni de l’amour de Régine pour lui. Mais il craint de voir la pure jeune fille se transformer en femme banale. Incapable de se résoudre à assister à la détérioration de son idéal – car il est convaincu qu’il en sera ainsi –, il opte pour la séparation.
C’est un exemple d’idéalisme contaminé par la névrose, une fuite hors du réel, un symptôme qui en dit plus sur les difficultés de l’individu que sur l’idéalisme lui-même. L’idéalisme équilibré se distingue de l’idéalisme névrotique par sa capacité à enrichir notre esprit et, simultanément, notre relation avec les autres. Pour employer le langage de la psychanalyse, je dirais qu’il est une forme de sublimation réussie.
Platon, inventeur du ciel des idées
Platon est le principal représentant de l’idéalisme philosophique antique. A côté du monde sensible – réel –, il installe un monde intelligible, suprasensible – le monde des idées éternelles. Dans La République (Flammarion, GF, 2002), l’une de ses œuvres majeures, il illustre cette thèse par son célèbre « Mythe de la caverne ». Sans le savoir, les hommes sont enchaînés au fond d’une caverne. Persuadés de voir la réalité, ils vivent dans l’illusion, dans un univers d’ombres trompeuses.
Selon Platon, en effet, tout ce que nous percevons ne sont que des reproductions imparfaites d’idées parfaites. Pour lui, rien ne vaut le ciel des idées – le vrai, le beau, le bien –, auquel nous ne pouvons accéder qu’en philosophant et, par conséquent, en tournant le dos aux préoccupations communes, vulgaires. Ce penseur était, rappelons-le, d’origine aristocratique !
Nietzche, pourfendeur de l’idéalisme
« A quoi bon ? » s’interroge l’homme malade de l’idéalisme car, pour lui, tout est vain. Nietzsche voit en lui un phobique qui hait la vie, le mouvement, et ne supporte pas le contact avec la dureté de l’existant. Sa phobie l’incite à dévaloriser le réel pour se réfugier dans des idées d’absolu, de beau, d’éternité, de vrai, d’où la souffrance est absente. Impuissant à agir et plein de ressentiment, il se venge en opposant la fantasmagorie d’une vie « autre » et « meilleure ». « Dieu est mort » et cet homme malade, qui campe dans les cieux, dans la sphère de la pensée pure, perd ses repères.
Comment penser ? Avec la mort de Dieu, la morale n’a plus de fondement. Alors l’homme malade, l’homme du ressentiment, retourne se réfugier dans son « arrière-monde »…
A lire, de Friedrich Nietzsche : Humain, trop humain (Hachette, Pluriel Philosophie, 2004) et Crépuscule des idoles (Hatier, Les classiques Hatier de la philosophie, 2001).
Un voyage dans le temps
Explorant la notion d’idéal, Michel Lacroix nous propose dans son dernier ouvrage un voyage dans le temps, à la rencontre de la philosophie idéaliste de Platon et d’Hegel, et de la critique virulente qu’en fait Nietzsche. Remontant aux origines de ce concept, il nous explique les raisons de son succès auprès des romantiques. S’il nous invite à adopter une posture idéaliste, le philosophe n’oublie pas de lister les pièges de l’idéalisme quand il devient engagement total et sacrificiel.
Avoir un idéal, est-ce bien raisonnable ? de Michel Lacroix (Flammarion, Essais, 200 p., 17 €).
Source: http://www.psychologies.com/