Le déterminisme inversé
Extrait du livre « La route du temps » de Philippe Guillemant, physicien, et auteur
Où l’on constate que pour préserver notre libre arbitre, nous devons combattre le dogme de l’irréversibilité !
« Tu vois ce col là-bas, c’est par là qu’on va passer »
« Heureux de te l’entendre dire ! Tu vois que tu sais lire dans l’avenir! »
« Qu’est-ce que tu me racontes ? Ah oui… mais non, là, c’est différent puisqu’on le voit, c’est dans le présent ! »
« Pas du tout, ce qui est dans le présent, c’est juste un aperçu du col, une trace. Quand on sera arrivé là-bas, on vivra des choses complètement différentes. On peut tout juste les imaginer d’avance grâce à cette trace. »
Tout à coup, une brume nuageuse se mit à descendre des Monges en rendant invisible notre objectif. Le mauvais temps qui sévissait au nord des Alpes menaçait de s’installer dans la réserve, malgré le mistral qui dégageait avec force le ciel en disloquant les quelques nuages qui s’avançaient vers le sud.
« Ouh là, j’ai bien peur qu’on se fasse rincer, là haut. »
« Ah mais… j’espère que tu n’es pas en train d’effacer notre avenir ! »
Je me faisais un plaisir d’illustrer mes propos de la veille au soir. Patrick résistait à tout ce que je lui racontai sur le temps. Je souhaitais seulement réussir à le faire douter.
« Non, répliqua-t-il, on continue, ça va se dégager. On n’a qu’à faire une pause et prendre l’apéro maintenant, vu qu’il est bientôt midi. On verra bien ensuite comment ça tourne.»
« Sage décision de ton libre arbitre ! »
« Ah, je te vois venir, avec ton fichu libre arbitre. Si j’étais un robot j’aurais pris la même décision. »
« A la différence que toi, tu as conscience de ta décision, alors que le robot, lui, n’a pas besoin de conscience pour décider.»
« Et alors ? Quoi qu’on fasse, c’est un cerveau qui décide, et il y a toujours une raison dans cette décision, consciente ou pas.»
« Non, on peut aussi agir sans raison apparente, avec ses sentiments, ses émotions par exemple. »
« Mais ça reste encore sous le contrôle de ton cerveau. La vraie raison s’y trouve quelque part, même si elle est inconsciente.»
« Oui mais pas toujours, sinon ça voudrait dire qu’on n’aurait qu’un seul avenir, et dans ce cas on en verrait des traces. »
« Encore ton histoire de traces… mais pourquoi veux-tu voir des traces de ton avenir ? N’importe quoi ! »
« Parce que je vois des traces de mon passé, et que les lois de la nature sont réversibles par rapport au temps. La seule chose qui puisse expliquer qu’on ne puisse pas voir de traces de l’avenir, c’est qu’il soit multiple ou modifiable à tout moment. C’est ça qui oblige le futur à rester indéterminé ou invisible, flou ou embrumé, exactement comme ce col qu’on distingue à peine.»
« Qu’est-ce que tu racontes, c’est faux, les lois de la nature ne sont pas réversibles. Il y a plein de choses irréversibles, tiens, par exemple quand tu chauffes un plat, ou là, tiens, si je jette ce caillou dans la rivière, il ne risque pas de remonter tout seul ! »
« Oui je sais, on dit que c’est à cause de l’entropie* qui augmente tout le temps. Mais tu sais quoi, cette fameuse entropie qu’on t’a appris à l’école, c’est purement empirique, c’est juste une question de probabilité : les choses irréversibles ne le sont qu’en apparence, uniquement parce qu’il est infiniment peu probable pour elles de revenir en arrière. »
« Et alors, je ne vois pas ce que ça change ? »
« Ce que ça change ? Mais ça change tout, mon cher ami ! Car si tout est réversible, ça veut dire qu’on peut se servir aussi bien des traces du futur que de celles du passé pour comprendre ce qui arrive dans le présent. Et ça veut dire que notre présent lui-même peut résulter de notre avenir ! »
« Mais ça n’a pas de sens ! Et même, aucun intérêt. La seule chose qui nous intéresse, c’est de pouvoir déduire l’avenir. »
« Ecoute, on déduit bien le passé de ce qu’on observe dans le présent pour comprendre ce qui s’y est passé. Eh bien, l’intérêt de déduire le présent de l’avenir, c’est la même chose, c’est donc de mieux comprendre ce qui se passe dans le présent.»
« Je ne pige pas. C’est l’avenir qui doit être déduit du présent, pas l’inverse. Le présent ne peut être déduit que du passé, et d’ailleurs tiens, justement, vu qu’il n’y a qu’un seul passé, il ne peut y avoir qu’un seul avenir.»
Patrick était en train de nous concocter un petit apéritif maison dont il avait le secret. Après avoir sorti un sachet de son sac puis découpé en deux une bouteille en plastique vide, il utilisa l’une de ses parties comme récipient et l’autre comme entonnoir après l’avoir bouché avec un bout de tissu en guise de filtre.
La vue de cet entonnoir inspira ma réponse :
« C’est faux ce que tu dis, car même sans aucun libre arbitre, l’avenir reste incalculable, car il est multiple par essence, ça s’appelle l’ « indéterminisme ». Mais ce n’est pas tout : figure toi que le passé lui aussi pourrait bien être multiple. Car pour fabriquer ta mixture, il y a plein de façons différentes de remplir ton entonnoir qui aboutissent toutes au même résultat ! »
« Tu m’embrumes l’esprit ! »
Il ne croyait pas si bien dire. La brume du col était en train de descendre rapidement vers nous. On allait bientôt se retrouver dans un nuage…
Patrick pensait comme la plupart des gens dotés d’un assez bon niveau de culture scientifique. Nous serions le plus souvent conditionnés et ne ferions que des choix illusoires, imposés par la nécessité d’évoluer.
L’Arbre de Vie que j’avais tenté de lui expliquer la veille au soir le gênait par ses postulats : d’une part l’authenticité de notre libre arbitre, d’autre part l’hypothèse que notre futur existait déjà sous de multiples versions.
Paradoxalement, c’était cette dernière hypothèse qui avait fini par recevoir un assentiment de sa part. Elle était une conséquence du fait que le temps est traité exactement comme une dimension d’espace. Les physiciens et les mathématiciens n’ont en effet aucune réticence à concevoir ce traitement inhabituel du temps, car c’est tout simplement la Théorie de la Relativité qui les y a habitués.
Albert Einstein lui-même, le père de la relativité générale, fut le premier à remettre en question la notion de temps et notamment celle du temps présent. Le fait que chacun d’entre nous vivions un temps relatif et subjectif rend en effet impossible la définition même d’instant présent pour l’univers tout entier. Même la notion d’ « état de l’univers » à un instant donné est complètement fausse si l’on se réfère à notre temps subjectif.
Observez par exemple une étoile dans le ciel, à de nombreuses années lumière de la terre. Nous avons du mal à imaginer que cette étoile fait partie du passé. Il est cependant possible qu’elle ait déjà explosé et disparu, s’il s’agit par exemple d’une supernova. Pour nous cet événement fait partie de l’avenir et n’existe donc pas encore, alors que pour ce qui est de l’étoile, il est déjà passé. Mais le pire, c’est qu’Einstein nous a montré qu’il n’est même pas nécessaire que des objets soient éloignés pour ne pas avoir le même présent, car il leur suffit de se déplacer à des vitesses différentes. Et c’est ainsi que quelle que soit la zone de l’espace, le présent ne peut pas y exister !
Face à l’irréalité du présent, le temps est traité par l’Arbre de Vie comme une dimension d’espace. Cela implique que nous nous déplaçons dans le temps exactement comme nous nous déplacerions dans un véhicule en pilotage automatique qui traverse l’espace à vitesse constante. Ce véhicule nous conduit dans le temps vers une destination inconnue, mais déjà présente selon une multitude de possibilités. Néanmoins ce véhicule est impropre à décrire notre libre arbitre parce que notre parcours est déterminé par de nombreux facteurs, et que nous sommes nous-mêmes conditionnés. L’Arbre de Vie est plus adapté dans la mesure où il définit au préalable l’ensemble des canaux que nous pouvons suivre, compte tenu de ce conditionnement déterministe*. Nous pouvons monter ou descendre de l’arbre, c’est-à-dire évoluer ou rétrograder, choisir ou nous laisser guider…
Sur cette question du temps assimilé à de l’espace, j’avais presque réussi à convaincre Patrick. Il voulait bien croire que le futur existait déjà, mais dans une version unique, alors que j’étais partisan de versions multiples. C’était donc la question du libre arbitre qui avait suscité le plus de débats entre nous. Elle était autrement plus discutable que l’omniprésence du futur.
Le « postulat » du libre arbitre repose sur l’idée que devant chaque nouvel embranchement de notre Arbre de Vie, nous aurions à faire un choix pour vivre un scénario plutôt qu’un autre.
Nous serions d’après ce postulat, vraiment libres et responsables de nos actes. Nous pourrions avoir un destin tout tracé, un seul et unique scénario privilégié de vie, mais seulement dans le cas où nos intentions resteraient inchangées.
Malgré un tel destin « choisi », notre Arbre de Vie resterait pertinent, car à la moindre modification « authentiquement libre » de nos intentions ce destin changerait et nous emprunterions une autre branche. Notre futur serait sous le contrôle de nos intentions : les probabilités de remonter une branche plutôt qu’une autre varieraient en permanence en fonction de nos intentions.
Notre futur serait donc « indéterministe* », c’est-à-dire…
Hasard ou conditionnement, même combat !
En un mot, notre avenir serait unique et déjà tracé car théoriquement calculable, et il faudrait simplement attendre que le temps s’écoule pour le connaître…
Extrait de « La route du temps » de Philippe Guillemant, physicien, et auteur
Trouvé sur http://www.doublecause.net/