par Nassrine Reza
Annie souffrait depuis de longues années de dépression et de douleurs fantômes liées à l’amputation de sa jambe gauche. Les médicaments ne firent aucun effet. Au contraire, sa situation se dégradait progressivement. Malgré sa prothèse, elle ne marchait que très rarement et fit le stricte minimum, afin d’éviter un nouvel accident. Hantée par une mémoire douloureuse, qui lui rappelait inlassablement la perte de son fils, son esprit s’assombrit de jour en jour. Elle me racontait brièvement l’incident, ce tragique accident de voiture qui avait été fatal pour son fils, âgé de cinq ans. Les images défilaient devant ses yeux, remplis de larmes. Son corps, peinait à respirer.
« Je ne suis pas prête à accueillir mon passé. Il est trop lourd à porter. Je préférerais mourir. Ainsi, rejoindrais mon fils », balbutia-t-elle.
« Malheureusement, vous ne pourrez jamais rejoindre votre fils », ajoutai-je doucement.
« Ce que vous dites, m’ôte mon dernier espoir », sanglota-t-elle.
« Chère Annie, vous ne pourrez jamais le retrouver, parce que vous n’avez jamais été séparé l’un de l’autre. Votre fils est en vous. Il est né en vous et il continue à vivre en vous. Vous et votre fils ne formez qu’une seule et unique entité. Rien ne pourra jamais vous en éloigner ».
Des larmes coulèrent sur son visage meurtri par une souffrance insoutenable. Elle murmura : « Même si je ne comprends pas intellectuellement ce que vous dites, je ressens une énergie puissante me traverser à cet instant ».
« Vous ressentez la vie, Annie. Elle est puissante et elle vous porte à chaque instant, si vous le lui permettez ».
« Y a-t-il seulement une issue à ce cauchemar ? »
« Vous êtes l’issue, Annie ».
« J’ose à peine marcher avec cette jambe. Toute la journée, je suis allongée et je regarde les photos de Philippe, mon fils ». La mémoire devint trop pénible pour elle et elle ferma les yeux.
« Vous avez une photo de Philippe avec vous ? », lui demandai-je. Elle sortit son portefeuille et me tendit une vieille photo chiffonnée. Son fils, un grand sourire aux lèvres était assis sur un cheval blanc.
« Quelle merveilleuse photo Annie ! Philippe faisait de l’équitation ? »
« Oui, j’ai un cheval, mais ce n’est plus moi qui le monte ». Elle se rembrunit et observa avec honte cette jambe artificielle, qu’elle essaya de cacher sous son long châle noir.
« Annie, vous n’êtes pas ce corps qui fait tout son possible pour rétablir la situation. Observez-le un instant et réalisez que malgré tous les traumas vécus, il est toujours en vie. Si vous lui offrez une nouvelle chance, il pourra s’adapter à cette nouvelle jambe ». Annie gémit de douleurs et s’exclama : « Ce corps est un fardeau ! Il me fait tellement mal ! »
Je lui pris la main et répondit doucement : « Ce n’est pas votre corps qui vous fait mal à cet instant. C’est cet état de lutte intérieure qui provoque de la souffrance. La douleur est uniquement le signe d’une résistance. Je posai délicatement sa main sur sa prothèse et lui dis : « Votre corps a besoin de votre aide Annie. Votre mental a besoin de votre aide. Les images douloureuses défilent pour que vous réalisiez qu’il y a beaucoup trop de lutte face à ce qui a été vécu. La douleur, les images et cette tristesse béante n’ont aucun lien avec votre vie actuelle, avec ce moment présent. Vous pourriez vivre sereinement maintenant. Une nouvelle vie vous a été offerte. Saisissez-la ! Vous êtes digne de vivre Annie ! La mort viendra suffisamment vite, mais pour l’instant vivez Annie ! Vivez Annie, vivez Annie ! ».
Elle se cramponna au fauteuil et fit non de la tête. « Arrêtez, je vous en supplie ! »
« Vous êtes digne de vivre Annie ! », continuai-je.
Le visage d’Annie devint de plus en plus pâle. Elle s’évanouit et bascula en avant.
Après avoir repris conscience, elle but un peu d’eau et s’installa à nouveau dans le fauteuil. « Que s’est-il passé ? », m’interrogea-t-elle, déconcertée.
« Vous vous êtes totalement abandonnée à la vie », chuchotai-je.
« En m’évanouissant ? »
« Oui, la vie vous a forcé à vous résigner ».
« De quelle résignation me parlez-vous », demanda-t-elle, confuse.
« Vous n’êtes pas coupable de l’accident Annie. Les choses qui doivent se produire, se produisent en accord avec la vie. Vous n’êtes pas coupable et vous n’auriez pas pu empêcher l’accident. Vous n’y êtes strictement pour rien ».
Annie, soudainement envahie par une immense colère, hurla : « La vie est une salope ! Je n’ai fait aucun accord avec elle pour qu’elle m’arrache mon fils ! Et si ce connard de conducteur ne nous avait pas coupé la route, mon fils serait toujours là et je n’aurais pas cette misérable jambe ! Je hais la vie, je la maudis ! Elle me fait chier ! »
C’était merveilleux d’observer Annie dans cet état. La culpabilité et la tristesse laissèrent enfin la place à la colère, cette énergie hautement puissante, lorsqu’elle n’est pas réprimée et qui fait des miracles, comme dans le cas d’Annie. Mais elle ne s’en aperçut pas de suite.
Dans une rage explosive, cette femme d’une quarantaine d’années, se tint debout et fit les cent pas. Elle brandissait les bras au ciel, maudissant la vie de toutes ses forces. Je continuai à l’observer et lui répétai : « Votre fils est en vous. Rien n’aurait pu être différent. Vivez Annie, vivez ! ». Après quelques minutes d’injures, elle s’arrêta promptement. Le corps tremblant, elle regarda d’abord sa jambe, puis se tourna vers moi et me demanda choquée : « Qu’avez-vous fait Nassrine ? Je suis debout ! Je marche normalement, je m’exprime librement ! ».
« Oui Annie. Il est possible de renaître en un seul instant, lorsqu’il n’y a plus aucune lutte ».
« Je ne comprends pas ce qui s’est produit, mais je me sens totalement différente », ajouta-t-elle en restant debout. « Je me sens pleine d’énergie ».
« Lorsque la lutte cède la place à l’accueil, lorsque les émotions refoulées sont enfin libres de s’exprimer, alors on renaît en un seul instant. La vie est faite de surprises, lorsque nous n’essayons plus de la contrôler ».
Annie s’assit doucement et contempla sa jambe. « Je ne me souviens plus de la dernière fois, où je me suis vraiment sentie en vie. Les psychiatres et les thérapeutes m’apprenaient à gérer ma dépression, ma douleur, mes émotions. J’étais sans cesse dans le contrôle. C’est étrange, j’ai l’impression de sortir d’un long sommeil…».
« Lorsqu’il y a du contrôle, qui n’est autre qu’un état de lutte, le corps se rigidifie, ce qui augmente inévitablement les douleurs. Le contrôle intensifie également les émotions et il génère davantage d’images horribles. En vous évanouissant, vous avez abandonné cet état de lutte. Vous avez retrouvé votre énergie initiale; votre pouvoir d’accueil. Et en faisant les cent pas, vous n’aviez aucune douleur, n’est-ce pas ? Maintenant, vous êtes prête à revivre. Et vous savez quoi Annie ? ».
« Non ? », me dit-elle en haussant les épaules.
« Demain, nous allons monter à cheval ! »
« Quoi…? »
Découvrez la suite de l’histoire d’Annie dans ma prochaine chronique !
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