Le garde forestier allemand devenu auteur Peter Wohlleben avance que les arbres ont un réseau social, qu’ils partagent leurs ressources et qu’ils élèvent leurs petits.
J’ai longtemps ignoré à quel point les arbres poussent lentement. Dans la forêt que j’administre, il y a des hêtres de 1 à 2 m de hauteur. Avant, je leur aurais donné 10 ans, tout au plus. Puis j’ai commencé à m’intéresser aux mystères en marge de la foresterie commerciale et je me suis ravisé.
Un moyen facile de déterminer l’âge d’un jeune hêtre, c’est de compter les petits nœuds sur ses branches. Ces nœuds sont de minuscules enflures qui ressemblent à un paquet de rides. Ils se forment chaque année sous les bourgeons. Au printemps suivant, la branche pousse et les nœuds restent derrière. Lorsque la branche atteint une épaisseur d’environ 2,5 mm, les nœuds se fondent dans l’écorce en expansion. En examinant un de mes jeunes hêtres, j’ai vu qu’un rameau de 20 cm avait déjà 25 de ces enflures. En faisant un calcul prudent, j’en ai déduit que l’arbre avait au moins 80 ans, peut-être plus. Cela me paraissait incroyable jusqu’à ce que je poursuive mes recherches sur les forêts anciennes. Maintenant, je sais que c’est tout à fait normal.
Les jeunes arbres sont disposés à pousser vite ; il leur serait facile de grandir de 45 cm par saison. Hélas pour eux, leurs propres mères s’opposent à leur croissance rapide. Elles font de l’ombre à leur progéniture avec leurs énormes cimes, qui forment en se touchant une épaisse voûte au-dessus du sol forestier. Cette canopée ne laisse filtrer que 3 % de la lumière du soleil jusqu’au sol, et donc jusqu’au feuillage des jeunes pousses. Seulement 3 % ; c’est presque rien. Avec si peu de lumière, un arbre peut à peine faire la photosynthèse nécessaire à sa survie. Il ne reste donc rien pour alimenter une poussée substantielle, ou même un élargissement du tronc. Toute rébellion contre cette éducation stricte est impossible, car il n’y a pas d’énergie pour la soutenir. Éducation ? Oui, je parle bien d’une méthode pédagogique qui assure le bien-être des petits. Et je n’invente pas le terme : des forestiers s’en servent depuis des générations pour décrire ce genre de comportement.
La méthode utilisée, c’est la privation de lumière. Mais à quoi sert cette limitation ? Tout parent ne veut-il pas que ses enfants soient rapidement autonomes ? Les arbres répondraient à cette question par la négative, et les recherches scientifiques récentes leur donnent raison. Les scientifiques ont déterminé qu’une croissance lente pendant les jeunes années d’un arbre est nécessaire pour qu’il atteigne un âge avancé. Nous perdons facilement de vue ce que signifie la vieillesse pour un arbre : la foresterie moderne vise un âge maximal de 80 à 120 ans avant que les arbres de plantation ne soient abattus et monnayés. Dans des conditions naturelles, un arbre en croissance n’est pas plus épais qu’un crayon et pas plus haut qu’un humain. Grâce à une croissance ralentie, ses cellules ligneuses sont minuscules et renferment peu d’air. C’est ce qui lui permet de plier sans se rompre durant les tempêtes. Plus importante encore est sa résistance accrue aux champignons, qui se propagent difficilement dans les petits troncs bien denses. Pour de tels arbres, les blessures sont sans gravité, car ils peuvent aisément fabriquer de l’écorce pour cicatriser leurs plaies, avant toute aggravation de leur état.
Bien qu’une bonne éducation soit nécessaire pour vivre longtemps, la patience des jeunes arbres est parfois mise à rude épreuve. La docteure Suzanne Simard de l’Université de Colombie-Britannique, qui a participé à la découverte de l’instinct maternel chez les arbres, décrit les arbres-mères comme des arbres dominants, interreliés à d’autres arbres au niveau des racines par une connexion fongique. Ces arbres transmettent leur héritage à la génération suivante et exercent une grande influence sur l’éducation des jeunes. « Mes » petits hêtres, qui attendent depuis au moins 80 ans, se dressent sous des arbres-mères bicentenaires (l’équivalent de quarantenaires chez les humains). Les arbres rabougris devront sans doute se tourner les pouces pendant encore 200 ans avant que vienne leur tour. Cette attente est néanmoins rendue supportable. Leurs mères leur transmettent en effet du sucre et d’autres nutriments par leur système radiculaire. On pourrait presque dire qu’elles allaitent leurs bébés.
Vous pouvez déceler par vous-même si un jeune arbre se soumet à l’attente ou s’il est en poussée de croissance. Observez les branches d’un petit sapin blanc ou d’un petit hêtre : si l’envergure de l’arbre dépasse nettement sa hauteur, c’est qu’il est en attente. Comme la lumière reçue est insuffisante à sa croissance, le jeune tente d’attraper quelques rayons de soleil du mieux qu’il peut pour grandir. Pour ce faire, il allonge ses branches à l’horizontale et fait pousser des feuilles ou des aiguilles ultrasensibles, adaptées à l’ombre. Souvent, on ne parvient même pas à distinguer la tige principale d’un tel arbre ; il ressemble à un bonsaï bien taillé.
Puis un jour, son heure arrive. L’arbre-mère atteint la fin de sa vie ou tombe malade. L’épreuve finale peut avoir lieu pendant un orage d’été. Tandis que des torrents de pluie s’abattent, le tronc fragilisé, qui ne peut plus supporter une cime de plusieurs tonnes, se rompt. En tombant au sol, l’arbre écrase quelques jeunes plants en attente. La brèche ouverte dans la canopée donne le feu vert aux membres du jardin d’enfants qui sont encore debout. Leur métabolisme embraie et fait pousser des feuilles et des aiguilles plus robustes, qui supportent et métabolisent la lumière vive. Cela prend de un à trois ans. Une fois cette étape terminée, la compétition monte d’un cran. Tous les jeunes arbres veulent se développer à présent, et seuls ceux qui y vont à fond, poussant droits comme des flèches vers le ciel, restent dans la course.
Cela dit, même les jeunes arbres qui surmontent tous les obstacles et continuent de croître pour devenir grands et sveltes verront encore leur patience mise à l’épreuve au cours des 20 années suivantes. C’est la période durant laquelle les voisins de l’arbre mort font pousser leurs branches pour combler le vide qu’il a laissé en tombant. Ils en profitent pour faire pousser leur cime et gagner un peu d’espace supplémentaire pour la photosynthèse, pour leurs vieux jours. Quand l’étage supérieur aura repoussé, il fera de nouveau sombre en dessous. Les jeunes hêtres, sapins et pins qui auront déjà franchi la première moitié de leur aventure devront attendre de nouveau, jusqu’à ce qu’un de leurs grands voisins jette l’éponge. Cela pourra prendre plusieurs dizaines d’années. Malgré ce délai, les arbres qui atteignent l’étage moyen ne sont plus menacés par leurs concurrents. Ce sont les princes et princesses héritiers qui, à la prochaine occasion, recevront enfin la permission de grandir.
Extrait de La vie secrète des arbres : Découvertes d’un monde caché, de Peter Wohlleben. Édition française pour le Canada aux Éditions MultiMondes, parue en janvier 2017. Traduit, condensé et reproduit avec l’autorisation de l’éditeur.
Élevé dans la forêt boréale du nord de l’Alberta, Eamon Mac Mahon s’intéresse aux arbres depuis son plus jeune âge. Ces photos sont tirées d’un projet à long terme sur les plus anciennes forêts vierges du Canada, qui sont situées dans des lieux souvent inusités. Il partage actuellement son temps entre Toronto et la péninsule Bruce, en Ontario.
Trouvé sur http://enroute.aircanada.com/