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par Bertrand Duhaime

La pudeur est un instinct moral qui interdit de montrer certaines parties du corps, parce qu’elles se rattachent à l’acte sexuel, ou de faire devant d’autres personnes des gestes sexuels, des exhibitions visant à éveiller certains désirs chez autrui, soit de provoquer sa répulsion en raison de leur obscénité.  Car on définit l’obscénité comme ce qui offense ouvertement la pudeur dans le domaine de la sexualité;  ce qui attente au bon goût;  ce qui se démontre choquant par son caractère inconvenant, son manque de pudeur, sa trivialité, sa crudité;  ce qui se révèle déplacé et de mauvais goût selon une époque, un pays, une culture.  Bref, l’obscénité, c’est ce qui lèse ostensiblement le sens esthétique ou moral.  Il ne reste, à chaque époque, qu’à établir les critères de nature à établir la portée de cette définition, ce qui varie tellement, qu’on peut se demander si, dans peu de temps, dans une société plus amoureuse et responsable,  la nudité ne deviendra pas aussi naturelle que la respiration

Déjà, et depuis longtemps, en forêt tropicale chaude et humide, les gens vivent nus, ce qui représente des avantages certains, surtout par le contact direct avec la nature et la disparition des tabous.  Du reste, tous les gens qui se sont adonnés au nudisme en viennent à dire qu’ils n’en reviennent pas à quel point la nudité change la perception de la sexualité, ce qui déplace complètement le champ de la libido, par l’élimination d’une grande quantité de peurs.  Gavant d’images de corps nus, il réduirait notamment la propension au voyeurisme.  Pour en revenir aux tribus indigènes, les gens y vivent dans une maison commune et, à l’occasion, les enfants peuvent avoir une activité sexuelle partagée et précoce, sans contrainte.  À l’inverse des autres sociétés dites civilisées des autres contrées, le vêtement devient une manière de se déguiser et de se parer à l’occasion de célébrations et de divertissements.   Mais on ne s’y montre pas nu à n’importe qui, comme on ne laisse pas n’importe qui toucher son corps n’importe comment.  Comme quoi, dans l’humanité, la pudeur, diversement définie et vécue, reste un point commun.

Pourtant, la pudeur n’est pas innée, elle se construit avec la perte de la candeur, de la naïveté, de la pureté, de l’innocence, à savoir qu’elle s’impose avec le développement de la sexualité.  Elle s’est probablement d’abord développée dans l’humanité par une volonté de l’être humain de se démarquer de la bête et de la brute, dans son raffinement progressif.  Depuis, c’’est lentement que l’enfant la développe en prenant conscience que les pratiques d’auto-érotisation, déjà présente chez le fœtus qui croit dans le ventre maternel, ne sont pas admises, du moins en public.  Par la pression des adultes, il est contraint d’apprendre à cacher sa sexualité et d’autres fonctions, d’où, à l’âge de la raison, la transgression des principes de la pudeur devient un véritable motif de honte.  À la rigueur, nos sociétés acceptent que les enfants puissent se montrer nus jusqu’à la puberté, bien que, par imprégnation, ils se montrent déjà pudiques entre l’âge de 3 et 5 ans.

Alors qu’il construit sa sexualité d’adolescent, puis, d’adulte, l’être humain explore les notions complexes d’esthétique, de bien-être, de plaisir, de désir, de morale, d’amour.  Dans sa maturation, selon les expériences agréables ou désagréables, il  peut développer des rapports ambigus d’attirance et de dégoût, ou les deux, avec son corps, comme avec celui des autres, et tout particulièrement avec ce qu’on lui a appris le plus à cacher : les organes génitaux, longtemps qualifiées de «parties honteuses», comme si Dieu pouvait avoir créé quelque chose de mauvais en soi.  Dans la prise de conscience de la pudeur, l’être en évolution peut en venir à refouler, en tout ou en partie, l’autoérotisme infantile, jusqu’à ériger une barrière solide qui manifestera ses conséquences à l’adolescence.  Ce frein l’aidera à orienter l’usage de la sexualité, qui s’éveille en lui, par un recours à la pudeur.

En vieillissant, chacun découvre le besoin de protéger son corps et ses sentiments du regard des autres après avoir découvert que son corps est sa propriété et qu’il détient un droit, même un devoir, à l’intimité.  Ainsi, de plus en plus, le regard de l’autre provoque un malaise, au point que celui qui est obligé ou forcé de se dévêtir en public le vit plus ou moins mal.  Dans certaines circonstances, le regard de l’autre devient comme une atteinte au peu qu’un être peut garder comme jardin secret, ce qui en fait toute la préciosité.

C’est ce qui explique l’impact des initiations de groupe qui permettent, par un attentat à la pudeur, donc par une humiliation, l’intronisation dans un groupe ou un clan, de manière à éprouver la sincérité et le courage d’un candidat, histoire aussi de détenir des éléments qui pourraient servir en sa défaveur en cas de trahison.  En témoignage de la sincérité de sa démarche et de sa loyauté au groupe, il est forcé de partager ce à quoi il tient le plus.  Ainsi, le degré de pudeur de chacun démontre qu’il veut préserver ses droits d’explorer son intimité et de la partager à son rythme.  C’est ainsi que des gens vivront nus dans un camp de nudisme, mais qu’ils se vêtiront pour en sortir;  qu’on se promène en costume de bain à la plage, mais qu’on se l’interdit au marché;  que même, à domicile, on peut dormir nu, mais qu’on passe un pyjama pour aller faire sa toilette.  Ainsi, le critère de pudeur est bien relatif et étrangement mouvant.  C’est ce qui amène de plus en plus de gens à considérer la nudité comme une habitude d’hypocrites.

Ont-ils tort?  Il faut dire que, dans certaines sociétés, le sens de l’honneur, qui peut conduire à un assassinat, reste aussi important que, chez nous, le sens de la pudeur, alors qu’on le trouve anachronique, condamnable, honteux.  Autres temps, autres lieux, autres mœurs!  On proscrit la nudité en public, la taxant d’exhibitionnisme ou d’obscénité, mais on s’en délecte dans les arts, dans les clubs de danseuses et d’échangistes et en pornographie.  Dans certains pays, jusqu’en Gaule, on l’a longtemps considérée comme normale dans les combats et les activités sportives.  De tous temps, on a dénudé les dieux, les anges et les héros, les représentants parfois dans des poses plus que suggestives, donc lubriques, ou dotés d’organes sexuels démesurés, mais on n’accordait pas un tel privilège aux gens ordinaires.  Au Moyen Âge, en Europe, les gens se rendaient aux bains publics complètement nus.  Dans plusieurs sociétés, les gens couchent tous dans la même pièce.

Que d’exemples paradoxaux on pourrait donner, relativement à la pratique de la nudité.  C’est avec le Christianisme et, plus fortement, avec l’Inquisition que les choses se sont compliquées.  Encore plus après l’arrivée du protestantisme austère et pudibond.    Quant à l’avènement de l’Islam, il n’a pas aidé, décrétant la pudeur une «branche de la foi».  C’est ainsi que nos ancêtres chrétiens ne pouvaient pas voir une cheville sans tressaillir;  nos grands-parents, un mollet, sans faiblir;  alors que nos jeunes filles d’aujourd’hui peuvent se dénuder les seins à la plage, porter des mini-mini-jupes et se pavaner régulièrement en vêtements permettant de dévoiler amplement leur poitrine, leur nombril et le début de leur popotin ou que les rappeurs peuvent chanter et bouger en se touchant constamment le sexe en signe de libération ou de provocation.

L’être humain a émergé de Dieu nu et il retournera à lui nu.  Dans cet état, on le dit poétiquement «vêtu de ciel».  N’est-elle pas le meilleur moyen de standardiser les gens, de les amener à se révéler à eux-mêmes dans leurs résistances, de se percevoir dans l’égalité?  Alors, pourquoi autant de tabous autour de cet état si naturel?  Séquelle du châtiment originel si infamant?  Après avoir mange de l’arbre défendu, Adam et Ève se sont rendu compte de leur nudité et ils se sont cachés de la vue de Dieu.  Ainsi, l’être humain couvrit de feuilles et, ensuite, de peaux d’animaux.  On peut croire que l’on doit prendre ce passage comme une allégorie, car, sur la terre, les saisons varient selon les latitudes et les hémisphères.  Ainsi, l’espèce humaine pourrait avoir choisi de se recouvrir en raison de la température changeante et d’autres raisons pratiques, surtout lorsqu’elle décida de se sédentariser, d’élever des animaux et de cultiver des plantes.  Dans un climat froid, il serait très difficile de se promener nu.  De même dans une tâches rude et difficile.  En revanche, dans les pays chauds, comme sous les tropiques, où la température est élevée toute l’année, nul n’a besoin de se couvrir.

Au plan symbolique, cette soudaine pudeur affichée par les premiers parents pourrait signifier que, en mangeant du fruit de l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal (des Opposés compatibles et complémentaires), l’espèce humaine a été affligée d’un triste pouvoir, celui d’explorer la densité et la dualité.  À ce point ultime de sa descente, le genre humain détenait le pouvoir de connaître, comme Dieu, en commençant par distinguer entre ce qui est bien et ce qui est mal, entre ce qui est lumineux et ce qui est ténébreux.  Jusqu’à un certain point, pur un temps, il s’agissait d’une triste acquisition puisqu’elle rajoute à la souffrance physique la souffrance morale.  Dès ce moment, la nudité, associée à la sexualité, devenait signe d’indignité et de honte.

À cet égard, dans la «Bible», on associe souvent la nudité à la faiblesse et, par voie de conséquence, à la défaite, au déclassement social, à l’humiliation et à l’indignité.  Depuis, pour  l’humanité, se retrouver nu, c’est être projeté dans la misère et, surtout, retomber à l’état de faiblesse et de dépendance du nourrisson.  Inconsciemment, cela peut simplement lui rappeler le fait d’avoir perdu son statut originel, son rang, sa richesse, son abondance, sa facilité de vivre…  Surtout que, pour un peuple nomade primitif, la nudité signifiait forcément la ruine absolue du fait qu’il porte toute sa richesse sur lui.

Mode de vie quotidien de nombreux peuples, malgré le passage des missionnaires chrétiens, la nudité reste perçue comme suspecte, immorale, obscène dans nombre de cultures.  Et, chez un individu, cette suspicion s’associe directement à son degré de maturité psychique et de maîtrise de sa sexualité.  C’est ce qui explique que, en Inde, certains moines vivent ou se promènent constamment nus. Cela doit rappeler que tout n’est pas communicable n’importe comment, n’importe où, n’importe quand et à n’importe qui.  En tout, il faut une démarche progressive, surtout dans l’Initiation.  Malgré la libération des mœurs, la pudeur reste pugnace.  N’empêche que, de plus en plus, chez les jeunes, elle devient une arme de revendication qui peut traduire le désir d’anarchie et de révolution pour rénover le monde.

Symboliquement, la nudité, qui désigne l’état d’un corps ou d’une partie du corps dévêtu, donne une idée de dépouillement, de pureté, de transparence, d’acceptation inconditionnelle de soi, de retour à l’état primordial.  Elle révèle que, suite à l’effondrement de sa personnalité, l’être humain s’est défait de ses derniers voiles d’illusion et qu’il a déposé son masque de travestissement.  Plus un être accepte de se dévêtir facilement, plus il démontre son degré de pureté, de détachement, d’intégrité, de confiance en lui, révélant qu’il n’a rien à cacher.  Pour lui, ses valeurs ne résident pas dans ce qu’il voile physiquement, mais dans sa qualité d’être.   Allégoriquement, la nudité invite un être à oublier ce qu’il croit être, qui n’est qu’apparence, ou savoir, mais qui n’est que croyance, plutôt que certitude d’expérience  C’est une manière de se faire simple et humble, de se vider de son ego, afin d’accueillir la sagesse.  Dans une quête d’authenticité, d’être mieux connu et perçu, elle consiste à se dépouiller de la pseudoscience acquise, des  préjugés et des apparences ou à se départir de tout signe destiné uniquement à s’attirer la bienveillance et la considération d’autrui.

Dans l’iconographie, elle évoque la Vérité nue ou le langage pur de la Vérité, la Pure Connaissance, l’État supérieur où tout est manifeste, donc sans voile, la simplicité originelle et la clarté première, l’atteinte de l’Idéal suprême. Alors, on l’associe au dépouillement de tous les attributs du monde;  à l’être clair, vide, dépourvu de personnalité et de dualité, élevé hors du temps;  à la purification de la mémoire.  Elle figure l’abolition de la séparation entre le monde humain et le monde qui l’entoure, en fonction de quoi les énergies naturelles passent de l’un à l’autre sans écran, sans filtre, sans interférence.

À l’occasion, au niveau psychique, la nudité peut traduire la pauvreté, le dénuement d’un être sans protection, l’inadaptation sexuelle, le parasitage injustifié des sentiments, le manque de pudeur, une tendance narcissique ou exhibitionniste, la lascivité provocante, l’intervention désarmante de l’Esprit au profit du corps et des sens, la faiblesse spirituelle et morale, la honte ou l’humiliation.

On comprendra ainsi pourquoi, en rêve ou en songe, le fait de se dénuder ou de se dévêtir peut évoquer un désir de changer de personnalité, de s’ouvrir plus complètement aux autres, de se lier plus intimement à quelqu’un, d’être perçu dans sa complète vérité.  En spiritualité, ces gestes rappellent la dissolution du vieil homme qui engendre l’Homme nouveau.

 

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